16 novembre 2017: rencontre littéraire avec Jean-Marie Klinkenberg et Laurent Demoulin

Pour notre seconde soirée littéraire de l’année, nos invités étaient Jean-Marie Klinkenberg, professeur émérite à l’ULiège et Laurent Demoulin, chef de travaux dans la même institution. Ensemble, ils ont co-écrit Petites mythologies liégeoises (2016), aux éditions Tétras Lyre. Quant à Laurent Demoulin, il est l’auteur du très beau Robinson (2016), paru chez Gallimard et qui a obtenu, quelques jours après notre soirée, le prix Rossel, qu’on appelle souvent le Goncourt belge.

Nos invités du jour, Jean-Marie Klinkenberg et Laurent Demoulin, sont des représentants de deux générations de chercheurs et d’enseignants sur la langue et la littérature française de l’ULiège. Cependant, pas de fossé de générations entre eux, car ils ont écrit ensemble l’essai pour lequel nous les avons invités : Petites mythologies liégeoises (2016). Ce petit livre plein d’humour prolonge à sa manière un ouvrage préalable – et plutôt caustique – de Jean-Marie Klinkenberg, Petites mythologies belges.

JEAN-MARIE KLINKENBERG

Aujourd’hui professeur émérite du département de langues et littératures romanes de l’Université de Liège, Jean-Marie Klinkenberg appartient à la génération de chercheurs qui, dès la fin des années soixante, ont voulu dépoussiérer l’étude de la langue et de la littérature en s’inspirant de l’approche de la linguistique moderne.

Lui-même a mené ses recherches dans deux directions : la sémiotique (études des systèmes de signes et de significations) et les cultures francophones (notamment Québec et Belgique francophone).

Il a fondé à l’Université de Liège une chaire qui s’appelle « Sémiotique et rhétorique ».

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Laurent Demoulin (à gauche) et Jean-Marie Klinkenberg (à droite) (Ph. Thomas Begon)

Au sein du groupe Mu, il a en effet contribué dès la fin des années soixante à renouveler l’approche de la rhétorique (Rhétorique générale, Seuil, 1970), tout en se spécialisant de son côté dans le domaine de la sémiotique, principalement visuelle (Précis de sémiotique générale, Seuil, 2000).

En parallèle, il a longtemps dirigé le premier « Centre d’études québécoises » d’Europe et fondé le « Centre d’étude de la littérature francophone de Belgique ».

Il mène également une réflexion engagée sur la langue et la citoyenneté (La Langue dans la cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Les Impressions nouvelles, 2015), qui a reçu le Prix du livre politique liégeois en 2016.

Auteur de plus de 600 publications, dont une trentaine de livres, il a mis en application avec humour sa réflexion sur la sémiotique dans ses Petites mythologies belges (Labor, 2003 et Les Impressions nouvelles, 2013), ainsi que dans Petites mythologies liégeoises (Tétras Lyre, 2016), co-écrit avec Laurent Demoulin.

LAURENT DEMOULIN

JMK-6Chef de travaux au département de langues et littératures romanes, Laurent Demoulin est à la fois chercheur et enseignant, poète, journaliste… Auteur d’une thèse de doctorat sur le poète Francis Ponge et entre autres spécialiste du romancier Jean-Philippe Toussaint, il a reçu le Prix Marcel Thiry en 2009 pour son recueil poétique Trop tard (2007). Il est également conservateur du Fonds Georges Simenon de l’ULiège.

En 2016, il a publié Robinson, dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard, ainsi que Petites mythologies liégeoises, avec Jean-Marie Klinkenberg. En novembre 2017, Robinson a reçu le prix Victor Rossel.

PETITES MYTHOLOGIES LIÉGEOISES

Petites mythologies liégeoises est un petit ouvrage alerte, dynamique, plein d’humour, qui a parfois la dent dure. Des textes courts, incisifs et drôles qu’on a du mal à abandonner. Cependant, sans vouloir se lancer dans un cours de théorie littéraire, il est utile, pour bien comprendre l’enjeu critique de ces Mythologies, de décrire un peu le contexte intellectuel dans lequel elles s’insèrent.

A l’origine, donc, ce livre de Roland Barthes, Mythologies, paru en 1957. C’est un livre marquant, une référence qui a fait date. Laurent Demoulin nous a brièvement présenté Roland Barthes, qu’il décrit comme un pionnier de la modernité critique, un « ouvreur de nouvelles pistes » qui a travaillé sur les thèmes les plus divers : critique littéraire, sémiologie, autobiographie, etc.

Dans l’essai Le mythe, aujourd’hui qui clôt son livre, Barthes explique que le mythe dont il traite est « une parole, un message ». Cette parole, poursuit-il, « peut donc être bien autre chose qu’orale : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique »[1].

Effectivement, Barthes a choisi pour ses Mythologies, des exemples dans plusieurs de ces domaines : de la Citroën DS au catch en passant par la couverture de Paris-Match, le visage de Greta Garbo ou le steack-frites.

Jean-Marie Klinkenberg, quant à lui, a brièvement situé Mythologies dans le parcours qui va du développement de la linguistique au XXe s. à celui, plus récent, de la sémiotique ou sémiologie, dont le JMK-5linguiste fondateur Ferdinand de Saussure avait postulé l’existence vers 1920. Selon Jean-Marie Klinkenberg, la sémiotique, en tant que science des significations, regroupe l’analyse de tous les systèmes de signes, alors que la linguistique, par exemple, se limite à l’étude du langage parlé.

Petites mythologies liégeoises regroupe 47 textes assez courts et se termine, comme Mythologies de Barthes et Petites mythologies belges, par un texte plus théorique qui s’efforce de préciser de quoi on parle dans ce livre étant donné qu’il est aujourd’hui difficile de soutenir qu’il existe une « âme liégeoise » profonde ou une quelconque « liégitude, liégité, liégeoiserie ou léodicité »[2].

Ainsi, c’est tout un bouquet d’aspects ou de détails liégeois très concrets que nos auteurs nous proposent : Liège où on plonge en venant de Bruxelles par l’autoroute (Retour à Liège), Liège qui « est belle parce qu’elle est laide » (page 16), Liège qui possède toutes les nuances de gris, mais qui est enserrée par des collines boisées (page 19), Liège qui plaît au cycliste qui suit le cours de la Meuse, mais dont la verticalité des pente le rebutera sans doute (pages 23 et sv.), Liège et place Saint-Lambert éternellement inachevée (pages 33 et sv.), Liège où il est conseillé de marcher en baissant les yeux (Scatosphère, pages 37 et sv.), mais aussi Liège et ses vitrines rouges (pages 39 et sv.), Liège et sa Vestale du tram quatre (pages 49 et sv.) et, évidemment, Liège « où les filles sont les plus belles », selon le Guide du Routard.

A la fin de notre discussion, détendue et souvent humoristique, chacun des auteurs a lu une « mythologie », extraite de leur livre.

ROBINSON

Déjà reconnu comme poète, Laurent Demoulin entre dans la prose par la grande porte en publiant son Robinson dans la collection Blanche de chez Gallimard. Modeste, mais ne boudant pas son plaisir, l’auteur relativise ce constat louangeur en précisant qu’il avait auparavant déjà fait parvenir vingt manuscrits à la maison d’édition et qu’ils ont tous été refusés. Il ajoute d’ailleurs qu’il a été favorisé par l’arrivée d’une nouvelle venue au comité de lecture de Gallimard[3].

Robinson est constitué d’une série de textes de longueur variable, qu’un narrateur propose en décrivant de manière très concrète sa relation avec son fils autiste, qu’il appelle « oui-autiste » par opposition avec les « non-autistes ». En même temps, c’est le portrait d’un fils particulier par son père dans une langue très précise. C’est une relation qui demande au père une extrême attention, car le comportement de Robinson, s’il a des aspects répétitifs, est aussi imprévisible et déroutant.

Pourtant, au lieu de rester enfermé pour mieux contrôler la situation, le père choisit une voie plus risquée, c’est-à-dire de participer avec son fils à la vie en société, de ne pas empêcher son fils d’entrer en contact avec le monde.

On suit donc le père et le fils dans leurs déplacements au supermarché, à la piscine, sur la Foire, lors d’un BBQ avec des amis (séquence inénarrable au cours de laquelle Robinson envoie un plateau de zakouskis voltiger en l’air).

Dans ce sens, on pourrait dire que Robinson est un livre aussi léger que possible sur un sujet grave, toujours traité sans pathos, mais souvent avec beaucoup de drôlerie et même avec un certain goût pour le burlesque. Notamment quand, dans un certain énervement, le narrateur se met  agir presque comme Robinson quand, significativement, il lance par la fenêtre le cahier qui contient les esquisses de son livre.

C’est aussi un livre qui pose des questions, comme celle de la parentalité, dans le prolongement d’une réflexion de Barthes sur le « père-mère, père maternel, père tendre, figure absente de notre mythologie occidentale » : « Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ? » (pages 51-52).

Enfin, c’est un livre fondamentalement franc et sans tabou, ne serait-ce que par son sujet, mais aussi par autre chose qui lui est consubstantiel : les excréments.  Comme le souligne Jacques Dubois :

« Il est cependant un motif récurrent qui pourrait déconcerter le lecteur : celui de la merde, thème apparaissant par nécessité à plusieurs moments du texte. Car Robinson porte des couches-culottes et s’en défait soudainement dans les moments de crise avec une propension à brandir son caca comme une arme de protestation, de refus du grand jeu de la vie. Chier et en mettre partout est la grande revanche du personnage et sa façon de dire non — ainsi quand il canarde sa demi-sœur avec ses étrons »[4].

Enfin, comme le revendique à plusieurs reprises Laurent Demoulin dans son texte, Robinson est une œuvre littéraire et le jury du prix Rossel ne s’y est pas trompé. Ses forces sont la qualité de son écriture, son ton empreint d’humour et d’autodérision, le sérieux de son observation, la qualité de sa restitution, mais aussi la puissance de l’amour d’un père pour son fils qu’il parvient à faire ressentir au lecteur.

[1] Barthes (Roland), Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points », 1957, page 194.

[2] Klinkenberg (Jean-Marie), Demoulin (Laurent), Petites mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyre, 2016, page 155.

[3] Maylis de Kerangal, l’auteure de Réparer les vivants (2014).

[4] Dubois (Jacques), « Laurent Demoulin, une robinsonnade inouïe » (https://diacritik.com/2016/11/15/laurent-demoulin-une-robinsonnade-inouie/).

 

 

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