18 mai 2017: rencontre littéraire avec Marc Pirlet

Chaque année, au printemps et en automne, notre comité propose deux soirées littéraires en collaboration avec le Comité de quartier du Mont. Au fil du temps, nous avons pu découvrir de nombreux écrivain-e-s liégeois-e-s: Bernard Gheur, André-Joseph Dubois, Line Alexandre, Mario Gotto, Giovanni Lentini, Jean-Pierre Collignon, Jean-Marc Rigaux… et Marc Pirlet

Les thématiques de Marc Pirlet : solitude et rencontre de l’autre

Le 18 mai 2017, nous avons reçu le romancier Marc Pirlet pour ses livres Histoire de Bruna (2014) et Un jour comme un oiseau (2016), publiés à la maison d’édition esneutoise « Murmure des soirs ».

Nouvelliste et romancier né en 1961, l’écrivain liégeois Marc Pirlet a une œuvre sérieuse et reconnue à son actif : début en fanfare avec Le photographe (Labor, 2006), finaliste de la sélection du prix Rossel en 2006 et prix 2007 de la Première œuvre de la Communauté française ; second roman en 2010 Derrière la porte (Renaissance du livre) ; puis, successivement chez Murmure des Soirs, deux romans Les promeneurs (2012) et Une vie pour rien (2013), suivis de deux ouvrages liés à sa rencontre avec Bruna, une dame de 88 ans d’origine polonaise, habitant Seraing et rescapée des camps de la mort de Ravensbruck et de Bergen-Belsen (Histoire de Bruna, 2014 et Un jour comme un oiseau, 2016). Histoire de Bruna a reçu en 2015 le Prix Eugène Schmits de l’Académie royale de langue et de littérature française, qui récompense la portée morale d’une œuvre.

Le goût du voyage

Parmi les nouvelles qu’il a publiées, notamment sur Internet, La guerre est finie (Bon-à-tirer, 2008) souligne l’importance qu’a eue pour lui, en tant que futur écrivain, la découverte du Journal de Paul Léautaud : « Je viens d’un milieu pas du tout pauvre, mais où l’intérêt pour la culture n’existait pas. Je n’ai jamais parlé de littérature avec mes parents. C’est un domaine que j’ignorais totalement et qui me paraissait inaccessible, hors du monde, réservé à une élite. C’est pourquoi la découverte, tout à fait par hasard, du Journal de Paul Léautaud a constitué pour moi une grande découverte. Alors que j’avais l’image d’une littérature grandiloquente ou ampoulée, j’ai vu que l’on pouvait écrire avec simplicité et élégance, d’une façon déliée, un peu comme si on s’entretenait avec un ami. Cela m’a libéré d’un complexe par rapport à la littérature, mais aussi par rapport à la langue, parce qu’en Belgique francophone, les gens qui voudraient écrire ont aussi un complexe par rapport à la langue française, qui constitue pour eux une sorte de ‘langue d’emprunt’ qu’il n’est pas évident de s’approprier pour écrire ».

Marc Pirlet

Marc Pirlet

Une autre caractéristique que cette nouvelle met en évidence, c’est la soif de voyage de Marc Pirlet : « Depuis toujours, j’ai eu envie de mettre des images réelles sur des noms de pays et de villes lointains : Brésil, Chili, Afrique du sud, Australie, Durban, San Francisco, Rio de Janeiro, Johannesburg… C’est pourquoi, à raison d’interruptions de carrière de deux ans d’abord, puis de trois ans, j’ai passé cinq ans, sac au dos, à parcourir le monde, en utilisant tous les moyens de transport, principalement les transports en commun. J’ai fait le tour de l’Europe, puis plus tard le tour de l’Amérique latine. En Amérique latine, j’ai parcouru 80.000 km en huit mois, uniquement en train et en bus. Je voyageais vite, sans m’attarder dans les villes. J’avais peu d’argent, uniquement l’allocation qu’on reçoit pour une année sabbatique et je devais me débrouiller avec ça. Dans les pays de l’est, avant la chute du Mur, cela me permettait de fréquenter des hôtels de luxe, alors qu’en Inde, je devais dormir dans de petits hôtels très modestes ».

Quel rapport avec le désir d’écrire ? « Au départ, je croyais qu’en voyageant de par le monde, j’emmagasinerais des souvenirs et des images qui deviendraient la matière de mes futurs romans. Malheureusement, à mon retour, je me suis aperçu que j’étais bloqué, que n’avais rien à dire… Et, effectivement, si j’ai réussi par la suite à écrire, c’est principalement sur des choses qui se passaient dans mon quartier et dans ma ville de Liège. Le plus grand voyage que fait un de mes personnages, c’est d’aller dans le Nord de la France… ».

Les rapports de Marc Pirlet avec l’édition ont été marqués par les vicissitudes que celle-ci a connues ces dernières années en Belgique francophone. C’est Michel Lambert qui lui a mis le pied à l’étrier en recommandant son premier texte à la responsable de la collection Grand espace nord, chez Labor. Après la disparition de Labor et la reprise des éditions Luc Pire par La Renaissance du Livre, l’écrivain publia sa deuxième œuvre dans la collection Le Grand Miroir. Enfin, après l’arrêt de cette collection, Marc Pirlet se tourna vers la petite maison esneutoise Murmure des Soirs, où paraîtront ses livres suivants.

Autour de Bruna

Pour présenter l’œuvre de Marc Pirlet, nous partirons de l’actualité de ses deux derniers livres et nous remonterons le temps. Car Histoire de Bruna (2014) et Un jour comme un oiseau (2016) sont deux facettes d’un même projet : raconter la vie de Bruna, née en Pologne près de Cracovie, mais ayant vécu la plus grande partie de sa vie dans le Nord de la France et à Seraing, ce qui explique sa rencontre avec Marc Pirlet, dans un café de la place de République française.

Histoire de Bruna raconte les vingt premières années, tumultueuses et tragiques, de cette femme maintes fois déracinée : vivant une enfance heureuse dans le Nord de la France, considérant le français comme sa langue maternelle, la voilà plongée brusquement dans la Pologne d’avant-guerre dans le petit village de Bedzin, avant de revenir avec sa famille à Seraing.

La vie de Bruna bascule dans la tragédie deux fois coup sur coup au moment de l’invasion allemande le 10 mai 40 : son père, mineur et communiste, qui l’a initiée à l’injustice sociale, disparaît durant l’exode et elle est déportée au camp de concentration de Ravensbruck par défaut, d’une certaine manière, puisque la Gestapo qui l’arrêta recherchait son frère.

Dès lors, Bruna va vivre une interminable « descente aux enfers » : dans un camp de travail près des usines Siemens, elle entre en conflit avec deux détenues flamandes, qui, pour se venger, la dénoncent comme anti-nazie. Après un simulacre de procès, elle est envoyée au camp de concentration de Ravensbrück. Elle y est condamnée à trois mois de cachot et à 25 coups de nerfs de bœuf pour avoir essayé d’envoyer une lettre à sa mère.

Bruna a un caractère bien trempé : c’est son courage et le refus de dénoncer qui la condamnent au camp de concentration et plus tard au cachot ! Finalement transférée à Bergen-Belsen, elle découvre avec épouvante les camps d’extermination et, après la libération des camps, elle contracte le typhus, avant de pouvoir rentrer en Belgique.

Comme Marc Pirlet le racontera plus tard, la publication du livre contant son histoire a été pour elle une grande satisfaction, dont elle profita peu de temps, car elle s’éteignit peu après. Très affecté par sa mort, Marc Pirlet commence à écrire un autre livre, parce que « nous ne pouvions pas nous quitter comme ça », écrit-il[1]. Ce sera Un jour comme un oiseau. Ce livre de souvenirs raconte également la genèse du précédent : circonstances de la rencontre avec Bruna à Liège, naissance du projet de livre avec une femme qui « voulait témoigner »[2], recherches bibliographiques dans la littérature concentrationnaire, visite de Bedzin, en Pologne, le village natal de Bruna et découverte des ruines de sa maison. Mais le livre raconte aussi la satisfaction de Bruna après la publication du livre (elle demandera à être enterrée avec), puis son décès et son enterrement au cimetière de la Bergerie, à Seraing, par un froid glacial.

En 2014, Histoire de Bruna reçoit le prix Eugène Schmidt de l’Académie de langue et littérature française de Belgique pour sa « valeur morale ». Effectivement, comme dans toute l’œuvre de Marc Pirlet, la compassion y joue un grand rôle : « Or la compassion est une force agissante. Lorsqu’elle vous étreint, il ne vous est plus possible de rester les bras croisés, il vous faut agir pour aider celui qui souffre. J’ai compris que, si Histoire de Bruna possède une valeur morale, elle est là, dans la tristesse qui s’empare des lecteurs et, pour certains d’entre eux, se transforme en compassion, pas seulement pour Bruna qui n’en a hélas plus besoin, mais (notamment) pour tous ces malheureux, victimes de la guerre, des persécutions et de la faim, qui viennent nous demander asile »[3].

La découverte de l’autre

Une vie pour rien (2013), le livre précédent de Marc Pirlet, est un roman. Pourtant il y a un rapport avec la rencontre de Bruna, une sorte d’anticipation : il raconte l’histoire d’un narrateur qui, souffrant d’une rupture sentimentale, fait la connaissance de Mathilde, une vieille dame de son quartier qui prend de plus en plus de place dans son existence et lui raconte sa vie. L’histoire de Mathilde est comme un roman dans le roman, où elle s’exprime en je, alors que la vie de Bruna sera racontée à la troisième personne.

Enfin, dans Les Promeneurs (2012), le narrateur est veuf et désespéré. Installé dans une tour en périphérie, il vit dans un appartement presque vide. Il s’était lié d’amitié avec une voisine, Nassima, mais celle-ci a été assassinée. Pascal, le fils de Nassima, qui ne s’entend pas avec son père, lui demande de l’héberger. Il le reçoit froidement parce qu’il a choisi la solitude, le « solipsisme », se retirer du monde, mais, cette nuit-là, il se rend compte que c’est une forme d’auto-flagellation.

Il comprend qu’il a besoin des autres pour vivre : : « Tout seul on n’évolue pas, on devient comme un fossile, on se regarde dans un miroir qui nous renvoie toujours la même image. Ce sont les autres qui nous poussent en avant, n’importe qui, pourvu qu’on soit réceptif aux messages qu’ils nous adressent, le plus souvent d’ailleurs sans le vouloir. (…) Si nous savons l’importance que les autres ont pour nous,- et encore nous ne le découvrons souvent qu’en les perdant – nous ignorons, la plupart du temps, l’importance que nous avons pour eux, même lorsqu’ils nous expriment leurs sentiments, lorsqu’ils nous disent : ‘Je t’aime, je ne suis rien sans toi’ »[4].

La relation du narrateur avec Pascal devient une belle amitié qu’ils partagent en faisant ensemble des balades à moto.

Enfin, Le photographe, premier roman de l’auteur, a, malgré tout, beaucoup de caractéristiques d’un texte autobiographique. Un narrateur, prénommé Christian, y raconte l’histoire de sa famille, conditionnée par un point aveugle : son père est né à la fin de la Deuxième Guerre mondiale des amours de sa grand-mère avec un soldat allemand. Une grand-mère hiératique et autoritaire qui attendit plusieurs années le retour du père de son fils jusqu’au moment où elle apprit sa mort durant la bataille des Ardennes.

Après les disparitions successives de sa grand-mère et de sa mère, le narrateur se retrouve amené à vivre en tête à tête, durant une dizaine d’années, avec un père aimable, mais très discret, dont la vie quotidienne bien réglée de greffier au Palais de justice, ne laissait pas deviner la passion artistique.

Ce père orphelin, taiseux et mystérieux de son vivant, ne dévoilera la complexité de sa personnalité à son fils qu’après son décès, en lui léguant les milliers de photos qu’il a prises de Liège pendant ses loisirs. C’est en observant ces images que le fils découvrira progressivement que son père était un artiste portant un regard plein d’humanité sur le réel et sur ses contemporains.

Le narrateur compare le travail photographique de son père à celui du grand Robert Doisneau : « Une même sensibilité s’exprime <cependant> à travers leurs photographies, une même attirance pour la poésie du quotidien, un même dédain pour le pittoresque ou le spectaculaire, une même fascination pour la banalité, mais transfigurée par le regard qu’ils portaient sur elle »[5].

Si les personnages de Marc Pirlet sont confrontés à la solitude et même parfois à une sorte de solipsisme beckettien, ils trouvent également dans la rencontre des autres une perspective positive pour la conduite de leur vie . Ce pessimisme teinté d’espoir, qui caractérise l’univers de l’écrivain, n’est pas sans rappeler la philosophie morale d’Emmanuel Lévinas, qui accorde une grande importance à l’intersubjectivité et pour laquelle le « visage de l’autre » constitue une ouverture au monde porteuse d’empathie, mais aussi de responsabilité [6].

René Begon (16/01/2018)

[1] Pirlet (Marc), Un jour comme un oiseau, Esneux, Murmure des soirs, 2016, page 10.

[2] Op. cit., page 39.

[3] Op. cit., page 46.

[4] Pirlet (Marc), Les Promeneurs, Esneux, Murmure des soirs, 2012, pages 53-54.

[5] Pirlet (Marc), Le photographe, Bruxelles, Labor, coll. « Grand espace nord », 2006, pages 67-68.

[6] A la différence de Jean-Paul Sartre, Emmanuel Lévinas ne considère pas que « l’enfer, c’est les autres »: « En quelque sorte, Lévinas a radicalisé l’approche de Kant en incarnant la loi morale dans la figure d’autrui. Par rapport à Sartre ou Hegel, Lévinas a posé l’antériorité du Bien par rapport au mal dans la relation moi/autrui » (https://la-philosophie.com/visage-levinas).

 

 

 

 

 

 

 

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