En écho à la très intéressante soirée du 8 novembre 2016 au cours de laquelle Mme Géraldine Brausch (philosophe) nous a parlé de citoyenneté,
nous vous proposons un extrait de l’introduction qu’elle a rédigée pour le dossier Petite histoire des pratiques démocratiques ou comment mettre en œuvre l’égalité (Philocité) (Seraing, CDGAI, pages 9-10).
« (…) contrairement à ce qui s’enseigne régulièrement, la pratique de l’égalité ne commence pas avec la démocratie grecque1[1], au Ve siècle
Géraldine Brausch
avant notre ère, et elle ne s’épuise pas dans nos démocraties représentatives contemporaines. (…) nous partirons aussi à la découverte d’autres pratiques égalitaires qui confinent moins à l’image d’Épinal. Dans les monastères japonais du Moyen Âge, dans les communautés pirates du XVIIe, dans des écoles et des usines du XIXe au XXIe, dans des assemblées militantes contemporaines, des manières inventives de gérer la vie en commun prouvent que l’exercice démocratique n’est ni miraculeux ni exceptionnel. Il n’est ni rare ni, encore moins, impossible et n’est, en aucun cas, un monopole d’État. Ces diverses façons de pratiquer la démocratie démontrent ainsi qu’il n’y a pas une bonne manière de mettre en œuvre l’égalité ni un contexte idéal pour le faire.
La démocratie peut, semble-t-il, se jouer n’importe où et selon des modalités diverses.
Par-delà leurs spécificités, ces exercices démocratiques possèdent ainsi un point commun irréductible : ils activent, d’une manière ou d’une autre, le principe de l’égalité des individus.
Est posé, et même imposé, le fait que tous les membres de la communauté sont capables d’assumer la gestion de la vie collective, que tous sont capables de faire des choix et de délibérer sur ce qui est juste et injuste, que tous sont capables d’apprendre, etc. Aucun titre, aucun diplôme, aucun statut n’est alors réclamé pour gouverner, pour penser et parler publiquement ou encore pour transmettre un savoir. La démocratie s’avère alors radicale.
L’égalité : un point de départ, un pari[2]
Pour ces pratiques, il ne peut être question de se demander si effectivement les individus sont égaux : il s’agit de fonctionner comme si c’était le cas. Lorsqu’on décide d’activer l’égalité, de la réaliser, il devient sans importance de savoir si, réellement, les individus sont égaux. Faire le pari de l’égalité, c’est alors faire abstraction de toutes les déterminations sociales, économiques ou «naturelles». La démocratie refuse ainsi de faire droit à la logique d’inégalité qui est propre à la société et au «réel». À cette logique, elle oppose une logique d’égalité qui affirme la non-pertinence d’une observation préalable des inégalités.
L’égalité, ça s’applique directement, sans passer par un état des lieux des inégalités. Car celui «qui part de l’inégalité est sûr de la retrouver à l’arrivée». Il faut, au contraire, «partir de l’égalité, partir de ce minimum d’égalité sans lequel aucun savoir ne se transmet, aucun commandement ne s’exécute, et travailler à l’élargir indéfiniment»[3]. Dès lors, «la connaissance des raisons de la domination est sans pouvoir pour subvertir la domination ; il faut toujours avoir déjà commencé à la subvertir ; il faut avoir commencé par la décision de l’ignorer, de ne pas lui faire droit. L’égalité est une présupposition, un axiome de départ, ou elle n’est rien»[4].
[1] Les travaux de J-P. Vernant et de son disciple M. Detienne s’emploient à miner le mythe du «miracle grec». Pour une sélection remarquable de pratiques démocratiques qui traversent le temps et l’espace, voir M. Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole ?, Seuil, coll. « Le genre humain », 2003.
[2] Les lignes qui suivent sont largement reprises de G. Brausch, « Sur les chemins de l’émancipation, le pari de l’égalité », in C. Martin (dir.), Aux livres, citoyens ! Les partenariats en question, éd. Du Cerisier, 2010.
[3] J. Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Flammarion, 2007 (1983), p. XI. Voir également, du même philosophe, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987.
[4] J. Rancière, Le philosophe et ses pauvres, op.cit.